Il est étonnant de constater la réaction scandalisée de nombreux musulmans, et pas forcément les plus pratiquants, dès qu’ils entendent prononcer le nom « Mahomet ». Ils estiment que ce vocable est le résultat d’une laïcisation profanatrice de la personne du Prophète. Ils se lancent dans des élucubrations linguistiques très poussées, expliquant que « Mahomet » viendrait de ma houmid, qui veut dire « celui qui n’est pas loué » – précisément le contraire de « Mohammed », qui signifie « celui qui est loué ». Comme si les Français qui prononçaient ce nom le faisaient en ayant en tête son sens étymologique dépréciateur. Avec un tel raisonnement, il faudrait refuser d’être qualifié d’Arabe, car ce mot revêt un sens péjoratif pour certains.
Cette allergie à la francisation du nom du Prophète explique en miroir la tendance systématique, chez ceux qui se convertissent, à arabiser leur nom, à l’instar d’un baptême. Comme si, pour être véritablement musulmans, Françoise devait devenir Fatima, et Jean, Mohammed. Cela paraît confirmer indirectement l’incompatibilité de l’islamité avec la francité. Or, en islam, on ne change pas son nom, à moins qu’il ne soit trop extravagant ou dégradant pour la personne qui le porte. Ces mêmes musulmans qui contestent l’usage de « Mahomet » n’ont en revanche aucun problème pour traduire en français les noms des autres prophètes de l’islam, non arabes : ‘Îsâ devient Jésus, Mûsâ devient Moïse, etc. Ils savent – ou ne savent pas, d’ailleurs – que ce qui est valable pour tous les prophètes du Coran l’est aussi pour Mahomet : « Nous ne faisons aucune distinction parmi Ses prophètes1 », dit le Coran. D’ailleurs, les noms arabes de ces prophètes sont déjà des traductions de noms qui n’étaient pas arabes, mais hébreux ou syriaques – Moïse était Moshé en hébreu comme en syriaque, Jésus Yeshu’a en hébreu ou Yasû‘ en syriaque… À l’exception de Hûd, Sâlih et Shu‘ayb, seuls prophètes arabes du Coran. En croyant islamiser les prophètes par l’arabisation de leur nom, on atteint le comble de la confusion entre le théologique et l’identitaire ethnique.
De façon tout aussi incohérente, ces musulmans rétifs au nom de Mahomet n’ont aucune objection à traduire Allah par Dieu. Or, puisque l’Être de Dieu est encore plus sensible que la personne du Prophète, ils devraient refuser cette francisation avec beaucoup plus de vigueur et souligner, dans un même délire étymologique, que « Dieu » vient de Deu, lequel viendrait de Zeus, dieu de la mythologie grecque…
L’IDENTITAIRE AVANT LE RELIGIEUX
Cette réaction symptomatique à la francisation du nom de Mohammed en Mahomet s’explique par une perception ethnique de l’islam. Celle- ci conforte la vision de Mahomet comme incarnation de l’Arabe, de l’Oriental, avec tout ce que cela implique d’incompatibilité avec l’Occident, par contraste avec un Jésus représenté comme un Occidental, un Blanc aux cheveux lisses et aux yeux bleus, alors même que, comme Mahomet, c’était un sémite oriental. Si l’on demandait à ces musulmans identitaires de représenter le Prophète, ils dessineraient sans doute un basané aux cheveux crépus, au visage sombre et sévère, exactement comme on représentait le Sarrasin au Moyen Âge. Ils souligneraient ainsi par une communication racialiste l’opposition de son message à la civilisation occidentale, qui serait blanche par essence. On voit là comment les extrêmes peuvent se rejoindre, et les adversaires se ressembler. Or cette image du Prophète ne correspond pas du tout aux traits physiques que nous décrit par exemple Bukhârî : ni brun ni pâle, avec des cheveux ni vraiment lisses ni vraiment bouclés… On rapporte qu’il était tellement timide que, dans certaines situations, il devenait tout rouge, ce qui semble indiquer qu’il avait le teint clair. Son visage était radieux, toujours souriant. Finalement, il passerait peut- être plus inaperçu en France aujourd’hui que bien des Maghrébins.
MAHOMET : UN MODÈLE, PAS UN MOULE
Le Coran exhorte le musulman à suivre l’exemple du Prophète2. Malheureusement, on confond souvent deux choses différentes : suivre son exemple et le copier ; la référence et l’identification. Rares sont ceux qui sont capables d’éviter une telle confusion. La référence consiste à prendre le Prophète comme modèle en tenant compte, d’une part, du contexte dans lequel il a vécu, et, d’autre part, du contexte spécifique dans lequel vit le musulman et de son identité personnelle. Ce faisant, le musulman reste lui- même. C’est là toute l’intelligence de cette démarche. L’identification, elle, s’apparente souvent à une imitation bête et à une aliénation néfaste. Elle conduit le musulman à entrer dans un moule qui finit par étouffer sa personnalité et produit une rupture avec soi- même et avec les autres. Elle crée de l’artificiel et fait subir au musulman une violence inutile, le plongeant dans un sentiment de culpabilité permanent. Avec le modèle, on respire ; dans le moule, on suffoque.
TOUT N’EST PAS À SUIVRE DANS LA VIE DU PROPHÈTE
Il est établi que la Sunna du Prophète est la deuxième strate d’une même révélation. Subordonnée au Coran, elle constitue pour les musulmans une référence obligée. Nombre de passages du texte sacré ne sont pas compréhensibles sans l’éclairage de la Sunna. Ainsi, les cinq prières quotidiennes,
deuxième pilier de l’islam, ne sont pas mentionnées dans le Coran, mais dans la Sunna. Le Prophète est un exemple par ses vertus, mais aussi par son humanité fragile et par ses erreurs, que le Coran rectifie à plusieurs reprises, parfois avec intransigeance. Il est un messager, mais pas au sens de simple facteur ; il est en même temps un message. Alors que certains littéralistes le réduisent à un rôle de quasi- automate appliquant mécaniquement ce qu’il reçoit de Dieu, la vérité est que sa personne est entièrement engagée dans la notion de la révélation. Le Prophète humanise et relativise l’absolu de la révélation sans aller jusqu’à l’incarnation. Il est un modèle humain et accessible. Il faut noter que tous les hadiths du Prophète ne sont pas authentiques, et que tous ceux qui sont authentiques ne le sont pas de manière aussi formelle que le Coran. Tout ce qui est établi dans la Sunna n’est pas de l’ordre du révélé. Et tout ce qui est de l’ordre du révélé n’est pas absolu ni universel. En dehors des croyances déjà établies par le Coran, de
l’aspect pratique du culte et des principes moraux universels, beaucoup des comportements de Mahomet relèvent du profane, du circonstanciel, du culturel et du conjoncturel.
1. Coran (2:285).
2. Coran (33:21).
Ce que vous ne savez pas sur l’islam – Tareq Oubrou – Edition Fayard 2016 – P41-46