La vison ontologique duelle de l’être humain, âme et corps, explique le fait que nous vivons deux temps qui cohabitent parallèlement. Parce que nous sommes constitués d’une matière et d’un esprit nous vivons dans deux histoires ou deux couches d’une même Histoire : celle de la religion et du spirituelle d’une part ; et celle de la civilisation et du temporel, d’autre part. Elles ont la forme de deux courbes qui n’ont pas la même allure. Elles se recoupent parfois, mais généralement persistent à être antagonistes.
L’évolution ou l’avancée de l’une n’est donc pas celle de l’autre. C’est plutôt le contraire qui est constaté. Plus la civilisation, le politique et la prospérité se développent, plus le spirituel s’atrophie. À cet égard l’état primitif et archaïque -ici les deux mots n’ont rien de péjoratif- est le plus proche de la virginité spirituelle, celle de l’âme immaculée avant son incarnation dans le corps. L’Homme est créé à l’image de Dieu, affirme une parole du Prophète confirmant ainsi un passage de la Genèse. Sans reprendre la chronologie biblique -c’est à dire l’homme avant la femme- et sans entrer dans les détails ni évoquer la tentation d’Adam par Eve, etc, le Coran souligne surtout le fait que l’être humain (al-inçân) fut créé selon une nature initiale spirituelle : la meilleure possible (ahçani taqwîm) [1] . Mais l’emprise du corps est venu corrompre l’âme, en atténuant son intensité spirituelle [2] , cependant l’être humain demeure théologiquement monothéiste malgrés son éloignement de Dieu que provoque chez lui l’érosion de l’histoire temporelle.
Il est donc question au départ d’une création spirituellement aboutie. L’Homme est né donc dans le Salut, la faute ou le péché étant accidentel, conjoncturel, et non ontologique. Ceci explique l’absence de baptême en islam. L’accomplissement spirituel n’est pas devant nous, devant se réaliser par une quelconque absolution ou rédemption venue de l’extérieur de nous-même, mais par un baptême intérieur qui s’effectue sans rite, par la redécouverte de cette prime nature intérieure sublime à l’origine ( fitra), que nous avions perdue. La foi salvifique est retrouvée ici par un retour. L’achèvement ne suit pas une droite du temps linéaire. Nous comprenons dès lors pourquoi le Coran lui-même se qualifie comme un Rappel (dhikr), une Souvenance. Il renvoie l’Homme à chercher en lui l’Unicité, sculptée dès l’origine dans sa conscience profonde, mais ensevelie sous la poussière de l’oubli. Le devenir vers Dieu se fait aussi par un autre retour ultime à Lui non pas par la souvenance, comme acte conscientisé et choisi, mais un retour obligé cette fois-ci en passant par le Jour du Jugement qui est à venir et qui dans le temps de Dieu s’est déjà accompli, si l’on se réfère au Coran qui rapporte la Résurrection comme événement déjà passé.
[1] Coran ( 95, 4).
[2] Coran (95, 5).
Tareq Oubrou – Vision musulmane eschatologique.