vendredi, novembre 22 2024
De nombreux musulmans se sentent en infraction par rapport à leur foi, car on leur a inculqué qu’un bon musulman ne doute jamais. Selon cette mentalité – car il s’agit d’une mentalité –, douter de sa foi, c’est douter de Dieu ; et douter de Dieu, c’est perdre son âme. On provoque ainsi une sorte de certitude forcée, artificielle et de façade. Il y a bien sûr chez ces personnes une sensation sincère d’une foi intense, mais généralement celle-ci ne dure pas. Quand elle est vécue ainsi, elle s’avère très dangereuse car elle n’est pas éclairée par un savoir solide.
On prend souvent comme signe d’islamisation de nos quartiers le nombre croissant de filles qui portent le foulard alors que les garçons, eux, portent un qamis, mangent halal, exhibent leur jeûne de ramadan, etc. Mais combien d’entre eux finissent par sortir de l’islam sur la pointe des pieds ? En effet, cette visibilité de la foi n’est souvent qu’un faux étalage religieux. Il n’est qu’une tendance, un défilé de mode – pour pasticher Baudelaire parlant de la modernité. Cette visibilité religieuse ne reflète pas toujours celle des individus.
Elle est simplement un lieu et un moment passagers. La réalité de cette foi est comme un sable mouvant de croyances. Dès qu’on l’interroge, on crée une agitation à l’intérieur de soi, et on risque de s’y engloutir. Nous comprenons dès lors pourquoi il y a une certaine culture de l’ignorance entretenue dans ces milieux, c’est pour éviter le naufrage de la foi. Quand on demande aux adeptes de « la sainte ignorance[1] » quelle justification donner à leur croyance et à leur comportement, la réponse est systématique : « C’est Dieu qui en a décidé ainsi, Lui qui sait tout ! » Une réponse qui n’engage que Dieu bien sûr, et qui affranchit le musulman de toute responsabilité personnelle.
Au fond, une certitude de lâches et de paresseux ! Et si la solution était justement, et au contraire, dans le doute que ces musulmans redoutent et méprisent tant ? Une solution peut-être douloureuse, mais certainement salvatrice. Allons voir.
Le doute de Mahomet : un moment inaugural de la foi musulmane
Tous les musulmans connaissent le premier verset révélé au Prophète dans la grotte de Hira[2], alors qu’il était en pleine méditation. « Récite (Iqrâ’[3]) ! », lui demande l’esprit. Ce dernier s’est présenté à lui comme étant l’ange Gabriel, l’envoyé de Dieu. Surpris et troublé, Mahomet pense au début qu’il s’agit d’une manipulation. Ne sachant pas à qui il a affaire, il s’y refuse énergiquement : « Je ne veux pas réciter[4] ! », répond-il. L’esprit l’étreint jusqu’à la suffocation et lui demande la même chose. Mais de nouveau, Mahomet refuse d’entrer en contact avec lui. À la troisième demande, il cède et accepte de poursuivre : « Que dois-je réciter ? », demande-t-il à la voix qui lui parle. Il entend : « Récite au nom de ton Seigneur, celui qui créa […][5]. » Ce fut le premier verset du Coran. Après ce premier contact, la relation de Mahomet avec l’esprit s’interrompit pendant plusieurs jours, ce qui renforça le doute du Prophète, qui pensa alors même à se suicider[6]. En effet, il apparaît clairement dans la biographie de Mahomet que celui-ci avait horreur de tout contact avec les esprits, notamment les djinns[7], dont la réputation était, entre autres, d’inspirer les poètes, comme il est une croyance répandue chez les Arabes préislamiques.
Cela explique l’évocation récurrente dans le Coran des multiples accusations de la part de ses adversaires dont le Prophète était victime. On le qualifiait de possédé (majnûn), de sorcier, de magicien (kâhin) et de poète (châ’ir). C’étaient pour lui les pires des injures. Plus éprouvant encore que les crachats, les persécutions et les violences physiques qu’il avait subis le long de ses treize années à La Mecque avant de s’exiler à Médine. Nous comprenons également pourquoi le Coran le défend en affirmant que : « Nous [Dieu] ne lui avons pas enseigné la poésie, cela ne lui sied pas. Ce [qu’il reçoit] n’est qu’un rappel et un Coran explicite[8]. » Ces paroles réfutent cette accusation de « poésie », qui supposerait chez le Prophète une inspiration satanique et non une révélation divine. Il est rapporté qu’après cette expérience Mahomet a quitté la grotte en se sauvant chez lui pour se cacher sous un drap[9].
C’est sa femme Khadija qui le console, le rassure et le met en relation avec son cousin (Waraqa), un converti au christianisme, érudit et connaissant les Anciennes Écritures. Après avoir écouté Mahomet sur les détails de ce qu’il a vécu, son cousin lui confirme qu’il s’agit bien des signes de la prophétie, surtout quand il évoque le nom de Gabriel, que personne ne connaissait à La Mecque[10]. Il lui annonce alors qu’il sera chassé de La Mecque par son peuple. Mahomet s’en trouve très étonné, lui qui était bien considéré et aimé par celui-ci, à tel point qu’il fut nommé « l’homme véridique et sûr » (As-sâdiq al-amîn). Et Waraqa lui confirme que tel est le destin de ceux qui apportent un message révélé.
De fait, ils furent presque tous combattus, persécutés et chassés par leur peuple[11]. C’est donc après une pénible épreuve de doute et grâce à sa femme Khadija que le Prophète accepta le contact avec l’ange, contact qui fut établi régulièrement jusqu’à sa mort. Même une fois à Médine et après des années d’apostolat, le Coran lui demande encore de chercher la confirmation de ce qu’il reçoit comme révélation auprès de ses prédécesseurs : « Et si tu en doutes, alors interroge ceux qui ont eu le Livre avant toi[12] ! » On sait également que Mahomet, dans ses multiples et longues prières, s’adressait à Dieu pour l’éclairer et lui donner le discernement malgré la révélation qu’il continuait à recevoir.
Le Coran n’a pas mis de terme à ses doutes et à ses questionnements. Il doutait même de sa propre destinée : « Dis [leur] que je ne suis pas une innovation parmi les messagers [de Dieu] ; et que je ne sais pas ce qu’on fera de moi ni de vous […][13] », exprime le Coran. Tout au long de sa vie, il n’a jamais prétendu avoir tout le savoir de Dieu, et encore moins l’incarner. Ce qui doit retenir notre attention dans cet exposé, c’est le principe du doute comme premier moment de l’islam et comme attitude spirituelle et intellectuelle du Prophète, qui l’accompagna le long de sa prophétie. Quant à l’histoire et aux détails de cette expérience troublante de la révélation en contact avec l’ange, de la véracité et de l’authenticité de cette révélation, ils ne sont pas l’objet de ce livre.
 
1. Titre d’un livre d’Olivier Roy.
2. Une montagne qui se trouve dans les environs proches de La Mecque, où il avait l’habitude de se recueillir. Déiste, il n’avait jamais adhéré à l’idolâtrie de son peuple.
3. Généralement, on le traduit par « Lis ! », or il ne s’agit pas de lecture, car aucun texte ne lui a été présenté pour la simple raison qu’il ne savait ni lire ni écrire. Gabriel lui rapportait des paroles du Coran qu’il transmettait. Étymologiquement, le verbe qara’a, dont dérive l’impératif iqra’ du verset, signifie le fait d’« agencer », que l’on entend ici dans le sens d’ordonnancer les lettres, les mots et les phrases, les uns après les autres, c’est-à-dire articuler qui vient de l’articulation, qui est le fait de prononcer en mettant les lettres et les mots en jonction.
4. Habituellement, on traduit l’expression arabe mâ anâ bi qâri’ du Prophète par « Je ne sais pas lire ! ». Nous avons choisi la version du refus et non de la négation, comme l’indique le comportement du Prophète par la suite. En plus, dans la version authentique de Bukhârî et de Muslim, aucun texte ne lui a été présenté par l’esprit pour le lire. Cette explication du refus de lire dans le sens de réciter et d’articuler figure parmi les interprétations plausibles (voir Ahmed ibn Hajar el-Asqalâny in El-Fath, Dâr al-Fikr, Beyrouth, 1991, t. I, p. 35).
5. Coran (96, 1).
6. Bukhârî via Aïcha, Fath al-Bârî d’Ibn-Hajar, El-Fath, Dâr al- Fikr, Beyrouth, 1991, no 6982, p. 373.
7. Des « génies ».
8. Coran (36, 69).
9. Un passage du Coran fait allusion à cette fuite du Prophète : « Ô toi qui te drape, lève-toi, puis va annoncer [avertir] ! » Coran (74, 1-2.)
10. La ville natale où le Prophète a vécu jusqu’à son exil à Médine à l’âge de 53 ans environ.
11. Bukhârî via Aïcha, Al-Fath d’Ibn-Hajar, El-Fath, Dâr al-Fikr, Beyrouth, 1991, no 3, p. 32-33.
12. Coran (10, 94).
13. Coran (46, 9).
 
Appel à la réconciliation : Foi musulmane et valeurs de la République française – Tareq Oubrou – Édition Tribune Libre Plon 2019 – p49 à 54
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