jeudi, novembre 21 2024
Il est reconnu par tous les savants de l’islam que le statut de mujtahîd est le grade intellectuel le plus élevé en matière de savoir religieux. Certains ouvrent ce statut à des non-musulmans, même à ceux qui renient Dieu, ne reconnaissent pas la prophétie de Mahomet ni la sharia (Loi révélée) à condition qu’ils aient les compétences intellectuelles nécessaires, et tant que leur raisonnement reste en cohérence avec ses prémices[1]. Ces personnes peuvent proposer des interprétations des textes de manière scientifique et objective, abstraction faite de la reconnaissance ou non de leur origine divine. S’ils répondent à ces conditions universelles, leur avis peut être intégré dans la connaissance religieuse musulmane.
D’autres théoriciens de la loi musulmane (les principologues) sont allés jusqu’à valider un texte sacré rapporté par des non-musulmans. S’il est transmis par tawâtur, un groupe de narrateurs non musulmans, mais compétents, le texte religieux est recevable[2], alors que les textes sacrés sont en principe une affaire religieuse entre croyants. Ces avis de savants médiévaux sont a fortiori valables pour nous, actuellement, notamment en France. Cette lecture est d’une grande actualité. Dire aujourd’hui à des musulmans fermés dans leur communautarisme que l’accueil de l’autre au coeur du sacré de notre religion est possible pourrait déclencher chez eux un vrai scandale et une excommunication tous azimuts, ignorant que cela n’a pas dérangé les savants musulmans médiévaux.
L’islam, dans notre pays, est devenu chose publique. La solution au problème qu’il rencontre aujourd’hui, à cause de la vulnérabilité de ses adeptes, ne peut provenir que de toutes les intelligences de la société. Une théologie de l’altérité nous permet de faire participer nos concitoyens de différentes compétences à la réflexion sur les choses intérieures de l’islam en France.
La raison en est tout simplement théologique : il n’y a pas une « raison musulmane » (‘aql muslim) et une « raison non musulmane » (‘aql ghaïr muslim). Nous avons les mêmes cerveaux et les mêmes raisons qui fonctionnent de la même manière, avec des intelligences de même nature, mais avec des compétences de différents degrés.
Je dis à certains musulmans qui reprochent au christianisme d’avoir été romanisé que l’islam s’est hellénisé au niveau théologique comme au niveau du droit canonique. Car c’est par le biais de la raison et de la logique des Grecs, qui se voulaient universels à ces époques, que le savoir sacré de l’islam a été formalisé et s’est développé depuis la théologie spéculative jusqu’à la philosophie, en passant par les fondements du droit canonique et de la théologie mystique qu’est le soufisme[3].
Ce dernier ne s’est pas privé des techniques d’amélioration et de perfectionnement spirituels et moraux importées des autres sagesses d’Orient et d’Extrême-Orient. Beaucoup de musulmans l’ignorent, croyant que les savants musulmans ont tout inventé. Or, beaucoup de courants de pensée d’incroyants ont contribué à ce qui est devenu l’islam, depuis ses premiers siècles jusqu’à aujourd’hui. Il faudrait en prendre conscience, l’admettre, et même y voir une chance pour nous, musulmans, aujourd’hui. On a tout à apprendre des autres, car Dieu a déposé et distribué son génie dans toute l’humanité, au-delà des clôtures religieuses, ethniques et culturelles
1. Ibrahim Châteby, Al-Muwâfaqâte, Dâr al-Maarifat, Beyrouth, [s. d.], t. IV, p. 111.
2. Selon le savant Ibn-Abdân in Al-Bahr al-Muhît de Mohammed Zarkachî, t. IV, p. 235.
3. L’ouvrage Qawâ‘id at-tasawwuf d’Ahmed Zarruq (m. 1442) confirme nos propos. Il y cite les règles du soufisme formulées selon une rationalité qui sent le parfum de la logique grecque.
Appel à la réconciliation : Foi musulmane et valeurs de la République française – Tareq Oubrou – Édition Tribune Libre Plon 2019 – p186 à 188
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