La sharia au sens normatif du terme[1] comporte deux dimensions : l’une verticale, que les canonistes appellent al-‘ibâdât (les adorations, le domaine du rite) ; l’autre horizontale, appelée al-mu‘âmalât (le champ de la morale et du droit).
Le rituel (al-‘ibâdât)
Cette dimension concerne les pratiques strictement cultuelles : la profession de foi (shahâda), les cinq prières quotidiennes (salât), l’aumône canonique (zakât)[2], le jeûne du mois de ramadan (sawm) et le pèlerinage à La Mecque (hajj) pour celui qui en a les moyens. Immuable dans son principe, la forme du culte peut toutefois être aménagée en fonction des conditions dans lesquelles vit le musulman (travail, voyage, santé…). Ces pratiques, effectuées dans un temps spirituel cyclique lié au mouvement circulaire des astres, sont là pour répondre aux mystères de l’âme. Il s’agit d’un langage symbolique de communication avec la transcendance. Ce domaine invariant de l’islam vise à unifier la communauté spirituelle musulmane quels que soient l’environnement et l’époque. La règle ici est l’« interdiction originelle » : toute invention de nouvelles obligations rituelles est interdite. On s’en tient aux seules obligations scripturaires. Non seulement la République française tolère ces pratiques, mais elle a le devoir de protéger la liberté d’expression (individuelle ou collective) de ceux qui ont choisi de les exercer[3].
La morale et le droit (al-mu‘âmalât)
Ce niveau comporte deux sous- catégories : l’éthique et le droit. Par morale, ou éthique, il faut entendre l’ensemble des règles de conduite individuelle. Dans ce domaine, contrairement à ce qui se passe dans celui du culte, on doit chercher la raison de l’obligation ou de l’interdit. De ce fait, la marge laissée à l’interprétation est considérable et intègre plusieurs variables : la tradition (al-‘urf), la nécessité (ad-darûra), le besoin (al-hâja), l’utilité (al-maslaha)… Avant d’appliquer une loi éthique ou juridique, on doit en déterminer la raison (‘illa), les finalités (maqâsid), les conditions d’application (shurût), et surtout ne pas perdre de vue le principe d’utilité (maslaha). Ce niveau de la sharia est crucial dans la situation laïque, car le rapport avec l’islam se résumera essentiellement à cette dimension : la conscience propre et libre de chaque musulman.
Le concept de droit renvoie en général à l’existence d’un système coercitif qui veille à son application : tribunaux, juges… et code pénal. Notons d’emblée que, même dans le droit médiéval musulman, le code pénal ne s’applique pas aux musulmans en « terre non musulmane ». La notion centrale ici est celle de « permission originelle » : tout comportement ou tout produit est permis ou toléré par la sharia tant qu’il n’existe pas d’interdiction formelle. L’interdiction est l’exception et non la règle[4]. Une fois posées ces bases, il est intéressant d’évoquer la notion de « sharia de minorité[5] » et son paradigme clé, l’« éthicisation de la sharia ». Il s’agit d’une posture canonique qui renvoie au droit français dans le domaine des contrats de mariage, du divorce, etc., et qui permet aux musulmans d’être dans une double conformité : conformité éthique musulmane et conformité juridique française.
Avec cette contraction de la sharia aux champs du rite et des options éthiques individuelles s’exprimant dans le cadre de la Constitution et du droit français, on peut parler d’une « sharia fractale » : les dimensions, les contours et les limites de cette sharia sont définis par le contexte, en l’occurrence le contexte laïque français. Bref, le droit des musulmans est le droit français.
1. Je distingue le concept de sharia de celui de fiqh. Ce dernier est pour moi une photographie de la sharia, car il en propose une lecture fondamentale statique. Le concept de sharia, lui, est plus dynamique. On le trouve certes dans les ouvrages classiques de fiqh, mais il les déborde. On peut également dire que la sharia est la dimension normative exotérique de l’islam, qui fait l’objet de deux disciplines : le fiqh et ses fondements (usûl).
2. Al- Awzâ‘î n’intègre pas cette pratique dans le domaine du culte, mais dans celui de la morale et du droit. voir Muhammad ibn ‘Abd al- Rahmân, Rahmat al- umma fî ikhtilâf al- umma, Beyrouth, Dâr al- kutub al- ‘ilmiyya, 1987, p. 72. J’ai tendance à lui donner raison.
3. L’article 1 de la loi du 9 décembre 1905 stipule : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci- après dans l’intérêt de l’ordre public ». L’article 31 de cette même loi prévoit le délit d’atteinte à la liberté de conscience dans l’ordre religieux en punissant « ceux qui, soit par voies de fait, violence ou menaces contre un individu, soit en lui faisant craindre de perdre son emploi ou d’exposer à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune, l’auront déterminé à exercer ou s’abstenir d’exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d’une association cultuelle, à contribuer ou à s’abstenir de contribuer aux frais d’un culte ».
4. Règle établie par Ash- Shâfi‘î. voir Ahmad bin Muhammad al-Hamawî, Ghamz ‘uyûn al- basâ’ir, commentaire de Ibn Najîm, Al-ashbâh wa an-nadhâ’ir, t. 1, § 91, p. 223.
5. Le mot minorité ici n’a aucune dimension démographique. C’est un concept canonique qui émancipe la sharia de sa dimension coercitive, le droit, et brise cette perception d’une sharia qui ne pourrait être pensée que dans les pays d’histoire et de tradition musulmanes. Aujourd’hui, tout le monde doit se penser selon un paradigme de minorité, car la mondialisation a créé une situation où tous les systèmes politiques, religieux, civilisationnels et culturels se trouvent minorés de fait. voir notre contribution « La char‘ia et/dans la laïcité », Archives de philosophie du droit (Dalloz), t. 48, 2005, p. 157-167.
Ce que vous ne savez pas sur l’islam – Edition Fayard 2016 – Tareq Oubrou – p77 à 81