samedi, novembre 23 2024

Dieu se manifeste à l’Homme à travers des signes (âyât). Ces traces interpellent l’intelligence autant que la sensibilité, le logique autant que le psychologique qu’il s’agisse de signes coraniques ou de signes cosmiques. Par la contemplation et l’intellection, on peut sonder les marques sémiologiques qui indiquent sans révéler ni dévoiler totalement et définitivement l’essence des choses, notamment l’Unicité de Dieu.
Plusieurs passages du Coran invitent en effet le cheminant à contempler et à méditer les signes de Dieu, de comprendre les choses intellectuellement et esthétiquement : par le raisonnement et l’entrée en résonance avec les choses. Selon cette double perspective le dévoilement pourrait être une méthode épistémologique phénoménologique de la connaissance.

En effet, tout a été donné divinement et ce dès les commencements. C’est ainsi que les vérités de ce monde se révèlent à notre esprit par dévoilement et ce progressivement, dans le sens où il s’agit d’accueillir et non de cueillir en dehors et loin de nous le fruit de la connaissance. Le dévoilement rejoint ici la notion de révélation intérieure des vérités déposées au fond de notre (in)conscience, qu’il faudrait juste creuser pour que jaillisse en nous cette source de la connaissance divine intarissable et que la sédimentation du temps et de la culture ont enseveli sous la poussière de l’oubli. La connaissance rime ici avec souvenance, elle n’est donc pas forcément devant nous.

L’herméneutique de la trace permet de suivre ces signes de Dieu déposés dans le Coran, dans la nature, dans notre nature (fitra). Ces signes, comme empreintes divines, informent sur l’existence d’un sens et d’une présence, mais en même temps créent le suspens et l’intrigue. Ils indiquent la vérité mais à distance. Le signifiant indique le signifié, mais sans le dévoiler totalement. Le Coran lui-même parle plutôt d’indication par signes (wahye) que de révélation à proprement dite. Chaque voile sémiologique une fois levé ouvre la voie à une nouvelle recherche qui passe par le dépassement d’un autre voile et ainsi de suite. Selon cette épistémologie, les découvertes par dévoilement ouvrent de nouvelles voies de recherche et créent un étonnement permanent.

Cette condition ontologique relative fait de la connaissance une marche continue même après la mort. Car selon les dogmes islamiques la mort n’est pas une expulsion du monde, mais une sortie d’une étape de l’existence à une autre expérience existentielle, incommensurable. L’infiniment incompréhensible devient alors infiniment compréhensible. Nous pouvons vraiment parler ici d’une docte ignorance qui reconnaît que la connaissance qui avance découvre sa propre ignorance, d’où notre passion continue de Dieu et notre curiosité continue devant l’Eternel et devant le monde.

Cette épistémologie de la connaissance mystique ouvre ainsi la possibilité d’une connaissance imprévue, ce que les épistémologues appellent la ‘‘serandépité’’, et que les croyants pourraient traduire par la Grâce (fadl). Généralement elle vient après un effort intellectuel, spirituel et moral dans une attente intérieure active, mais modeste, d’une découverte par dévoilement secourable qui inonderait divinement et gratuitement l’esprit et le cœur du cheminant. Cette Grâce est une donation souvent inattendue dans sa forme, et qui vient comme une récompense à une quête humble, sincère et consciente de ses faiblesses et de ses lacunes.
Notons que la démarche soufie se distingue de la démarche exclusivement rationnelle, comme celle des théologiens spéculatifs et scolastiques, par le fait qu’elle intègre dans son économie gnostique une connaissance sensible et gustative, par la saveur (al-ma‘rifa al-dhawqiyya), sans dialectique ni discours. Une connaissance qui se traduit souvent par une épistémologie du silence devant les lumières de l’Evidence vécu lors de la troisième étape du cheminement.

Cependant nous ne soulignerons jamais assez le fait que la voie soufie n’est pas une expérience irrationnelle et obscure qui tourne en rond, autour d’elle-même. La Raison y joue un rôle important, elle ne quitte jamais le cheminant dans sa quête mystique de Dieu et du monde. Elle n’est pas un cercle vicieux mais un chemin droit (sirât mustaqîm) qui fait sortir l’aspirant de lui-même pour se fondre dans l’Unicité de Dieu qui ne se réalise que lors de la troisième étape que les soufis appellent également al-‘ubûda (stade de al-ihsâne) et qu’ils qualifient de stade de la liberté ou de la libération (al-hurriyya). La première et la deuxième étape étant al-‘ibâda ( stade de al-islâm) puis al-‘ubûdiyya ( stade de al-îmâne).

Le dévoilement (el-Kashf), pour une épistémologie soufie de la connaissance. Cet article se trouve dans la revue « Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire, n° 65/2011, 27e année » p.172-180 – Tareq Oubrou

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