samedi, novembre 23 2024

Le mot « musulman » vient de muslim, c’est à-dire celui qui s’en remet librement à Dieu avec confiance et conscience. C’est notre définition théologique. C’est un dérivé du mot islâm, que l’on traduit souvent par « soumission », ce qui laisse entendre dans l’imaginaire occidental qu’il serait question d’une obéissance inconditionnelle et irréfléchie à un dieu qui serait autoritaire, arbitraire, privant le croyant de tout libre arbitre.

C’est ainsi que l’essence du problème de l’islam se déplace vers le dieu de l’islam, Allah. Cette lecture contredit le Coran lui-même : « Point de contrainte dans la religion […][1] » ; « […] Dieu veut la facilité pour vous et non la difficulté […][2] » ; « […] Il n’a imposé aucune gêne dans la religion[3] », est-il écrit dans ces passages principiels[4]. Il n’est pas question que Dieu, même bon, demande aux hommes de lui obéir sans ou avant d’avoir compris son message et de l’accepter. Le texte coranique ne cesse de lancer des appels pour que les hommes usent de leur raison, pour qu’ils réfléchissent (yatafakkarûn[5]) et pour qu’ils raisonnent (ya’qilûn[6]). L’islam n’est pas une tyrannie, sauf si le musulman lui-même projette la sienne sur Dieu. Et alors on tomberait dans un anthropomorphisme contraire à la transcendance de Dieu caractérisée par le dogme de l’unicité. Nous avons vu le récit d’un Abraham qui discute l’enseignement de son dieu avant de lui obéir.

L’enseignement que nous en avons tiré, c’est qu’une discipline intelligente vaut toujours mieux qu’une soumission aveugle. L’exemple d’Abraham est une vraie invitation à ne se soumettre qu’à ce que l’entendement a compris et consenti. Autrement dit, s’il y avait une soumission du musulman, ce serait à sa propre raison en dernière analyse.La sociologie majoritaire des musulmans ne correspond pas totalement à ce schéma. La plupart le sont parce qu’ils ont reçu cette religion dans les bagages de leur héritage familial et culturel sans trop se poser de questions. Ils ne sont pas les seuls dans ce mimétisme. Beaucoup de juifs, de bouddhistes, de chrétiens, d’hindouistes le sont par sociologie, par éducation ou par logique identitaire. Et il n’y a pas que les croyants qui doivent s’interroger sur leur foi, les agnostiques et les athées sont aussi invités à s’interroger sur leurs convictions, car on ne naît pas agnostique ou athée.

Quant aux croyants monothéistes, beaucoup d’entre eux sont moins au service de Dieu que soumis à des déterminations de toutes sortes. Beaucoup n’écoutent que leurs caprices et leur passion aveugle. Pour eux, la religion n’est qu’un alibi, un pouvoir, un marché, une posture.Chez les plus érudits, rares sont ceux qui ne tombent pas dans le piège de la confusion entre doctrine théologique et canonique (madhhab) et religion (ad-dîn). Le texte se transforme alors en prétexte, pour justifier une doctrine théologique qui parfois devient une vraie idéologie[7]. Quant à ceux que l’on qualifie de « pratiquants », même les plus sincères peuvent tomber dans une « obéissance égarée » pensant servir Dieu alors qu’en réalité ils s’en servent. Ceux qui ont le plus pris conscience de ce dernier risque sont les soufis[8], ces saints (awliyâ’e) de l’islam. En effet, le doute sur la sincérité de l’obéissance à Dieu fut dès la naissance au coeur de la démarche du soufisme, et à juste raison. Une voie d’humilité dans la quête d’une vraie pratique.Cette voie qui passe par l’expérience du trouble et de la perplexité (hayrat) et qui interroge la notion de l’obéissance à Dieu est aux sources de l’analyse soufie, qui relève de la psychologie des profondeurs pour ne pas dire de la psychanalyse[9].

Leur scrupule mystique porte sur le sens, à la fois signifiant et signifié, de leur pratique. La « prosternation » qui illustre la symbolique parfaite de cette obéissance à Dieu est un acte censé s’effectuer avec un tremblement de crainte[10] et d’amour du coeur[11], les deux confondus. C’est le moment et le geste les plus sacrés de la prière canonique, à la fois une pratique du corps et du coeur[12].Tout musulman à l’instar de ces soufis devrait se demander chaque fois qu’il se prosterne s’il s’agit d’une obéissance au vrai Dieu, ou seulement à l’ego, à une certaine vision de Dieu, en deçà de son image, qui ne serait qu’une idole parmi les idoles.

Si cette problématique de la pratique a tourmenté ces saints de l’islam que sont les soufis, c’est parce qu’elle fait partie de ce que la théologie mystique qualifie d’« idolâtrie mineure » (ach-chrku al-asghar) ou d’« idolâtrie subreptice » (ach-chirku al-khafiy). C’est-à-dire le risque d’adorer une représentation fausse de Dieu ou d’avoir une piété ostentatoire.Cette théo-psychanalyse se réfère aux enseignements du Prophète que les soufis considèrent comme le plus grand maître spirituel, celui qui a mis en garde contre toute tentation d’idolâtrie sournoise : « Ce que je crains le plus pour vous, c’est l’idolâtrie subreptice. » Il l’explique dans un autre enseignement par « l’ostentation[13] », qui est une pratique de façade et des apparences vides, sans profondeur ni authenticité. Une pratique fausse. Il qualifie celle-ci d’associationnisme[14] comme le bruit des pattes d’une fourmi au contact du sol, tellement imperceptible. Il enseigne alors une prière qui appelle le musulman à prendre conscience de ce risque, prière qui l’invite à demander à Dieu protection de toute ostentation volontaire ; et pardon de toute ostentation involontaire[15]. Même croyant et pratiquant, le musulman n’est donc sûr de rien !

1. Coran (2, 256).

2. Coran (22, 78).

3. Coran (2, 185).

4. Les passages « principiels » ou « paradigmatiques » sont universels, toujours applicables, à la différence des passages « circonstanciels » qui s’expliquent par un contexte historique du moment coranique, parfois marqué par des tensions et des conflits.

5. Ce verbe revient au moins quatorze fois dans le Coran.

6. Ce verbe revient au moins quarante-six fois dans le Coran.

7. Dans le sens d’un système d’idées clos et d’un dogmatisme fermé.

8. Ce sont des maîtres spirituels, les mystiques de l’islam.

9. Al-Muhasîbi, mort en 857, le premier à notre connaissance qui formalisa les actes manqués, l’intention, les différentes formes d’idolâtries subreptices, etc. Voir ses ouvrages Adâb an-Nufûs (L’Éducation des âmes) et Ar-Ri ‘Âya Lihuqûqi al-Lâh (Le Respect des droits de Dieu).

10. La crainte n’est pas une peur psychologique, mais un sentiment spirituel de vénération, de respect. Une crainte sans amour chez les maîtres soufis n’a aucun sens.

11. Ibn-Qayen al-Jouzia a recensé nominativement cinquante nuances de l’amour mystique. Voir Ibn-Qayyem al-Juzia, Jardin des aimants, Dâr al-Kutub al-‘Ilmiyya, Beyrouth, 1995, p. 13.

12. « Prosterne-toi et rapproche-toi [de Moi] », demande Dieu au musulman dans le Coran (96, 19).

13. Ahmed ibn Hanbal, via Mahmoud ibn Labîd, Al-Musnad, collection et authentification sous la direction de Chuaïb Al-Arnaût, Muassasatu ar-Risâlat, Beyrouth, 2001, t. XXXIX, no 23630, p. 39 et no 23636, p. 44.

14. Faire un acte pour Dieu tout en attirant le regard des autres, en cherchant un avantage matériel ou symbolique qui n’a rien à voir avec l’obéissance sincère à Dieu.

15. Ahmed et Tabary via Abu-Moussa al-Achaarî, Majma’u azzawâ’id d’Ibn-Hajar al-Haïthamî, Dâr al-Fikr, Beyrouth, [s. d.], t. X, p. 223.


Appel à la réconciliation : Foi musulmane et valeurs de la République française – Tareq Oubrou – Édition Tribune Libre Plon – p80 à 84

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