La décolonisation a laissé derrière elle des frontières politiques et des État-nations qui forgèrent des identités nationales nouvelles. Le monde musulman était jusqu’alors organisé en logiques régionales, communautaires, ethniques…, toutes au sein d’un même système où la géographie politique nationale (dâr al-islâm) correspondait à celle d’une communauté spirituelle, à quelques exceptions près. La notion de la Umma spirituelle se confondant ici avec celle de la Umma nationale politique.
Le contact massif et inégalitaire de l’univers musulman avec l’Occident a provoqué de grands bouleversements dans ce système, aussi bien au niveau des pratiques qu’au niveau idéologique. Le droit musulman va subir deux révolutions profondes : l’une par rapport à sa conception classique, l’autre au niveau de sa mise en pratique. Chronologiquement, la sécularisation politique a modifié d’abord sa forme pour qu’ensuite la sécularisation idéologique vienne interroger sa légitimité même.
L’invasion du droit étatique né en Occident à partir du XIX siècle va gagner les Etats musulmans qui vont inscrire dans leurs corpus législatifs des normes islamiques pour en faire des règles de droit positif (qânûn). Le droit, ainsi devenu l’expression de la volonté de l’Etat, va investir automatiquement toute la société. Le politico-religieux à travers l’enjeu de l’islamité ou non du droit va devenir central. Cela transparaît de façon récurrente dans les débats politiques, intenses, dans certains pays musulmans, par exemple sur la question du statut personnel. Sur un plan idéologique, le droit musulman sera alors remis en cause plus au moins ouvertement.
Pour comprendre le sort actuel du droit musulman, son imbrication aux droits étatiques et son impact sur les sociétés musulmanes, il ne faudrait pas se limiter uniquement à analyser les dispositions constitutionnelles qui font référence selon les pays à la sharia, au Coran, à la religion musulmane… Ces inscriptions dans la Constitution ne revêtent pour les croyants musulmans majoritaires de ces pays qu’une dimension plus esthétique et affective qu’effective.
Et si la notion de droit musulman -assez floue, comme celle de la sharia d’ailleurs dans beaucoup d’esprit, islamistes compris- conserve encore un certain statut, c’est parce qu’elle relève de l’ordre de la préservation d’un ensemble de valeurs communes. Dans la réalité, ces valeurs s’inscrivent d’abord dans des logiques et des stratégies politiques, identitaires, idéologiques, au niveau local de chaque société musulmane et par rapport à l’environnement international.
Un fait reste bien établi : l’« Etat musulman » ne trouve pas le fondement de son organisation dans la sharia, ou dans le droit musulman pour être plus juste. Par conséquent, la question de savoir quelles sont les exceptions qu’apportent les Constitutions de ces Etats au « modèle politique islamique » ne se pose pas. C’est la question inverse qui se pose, c’est-à-dire quelles sont les exceptions islamiques qu’elles réservent dans un système politique qui n’est pas fondamentalement islamique. Bref, nous ne sommes pas dans un Etat de religion mais dans une religion d’Etat. Aucune théologie politique n’a été produite pour repenser ce lien.
Les fuqaha sont dans leur monde, celui des Anciens ; les juristes, les politologues sont dans leur réalité moderne sécularisée, coupée de cette la théologie politique et du droit musulman classique, présenté comme archaïque. En effet, à écouter certains oulema-s traditionnels on ne peut qu’aboutir à ce constat. Or aucun droit musulman n’est possible s’il n’intègre pas une approche multifactorielle. La théologie, la principologie, les différentes lectures du droit, fidèles à l’esprit du message universel coranique, ouvrent une perspective d’élaboration d’un droit musulman moderne dans une perspective d’une sécularisation spécifique à l’univers culturel et religieux musulman de chaque pays en conjuguant les efforts des ouléma éclairés, des juristes positifs, des économistes, des politologues, des sociologues… et d’autres spécialistes, pour éclairer le législateur musulman qui désormais siège dans les assemblées nationales de ces pays musulmans.
Aussi la technique a-t-elle modifié notre anthropologie. L’homme et la femme et les rapports qu’ils peuvent entretenir dans la société, pour ne citer que cet aspect, doivent à cet égard être repensés à la lumière d’une nouvelle ontologie de l’égalité ou une égalité ontologique. La place de la nature et de la culture dans la division du travail, le partage des tâches et la notion de complémentarité entre l’homme et la femme… Tous ces sujets doivent être revisités en s’inspirant du Coran dans sa manière de traiter ces questions en rapport avec la culture et la nature du moment coranique, dominé alors par une économie lié au travail physique et qui excluait de fait les femmes, les mettant dans une indépendance économiquement par rapport aux hommes. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui dans des sociétés ou le travail n’est pas plus lié à l’effort physique, pour ne citer que cet aspect de la réforme. Bref, l’anthropologie venant à changer grâce à la technique, les normes doivent suivre tout en gardant le paradigme coranique conservé : la justesse, la justice, l’égalité, l’équité, le respect des contrats, les règles de convenance, les situations économiques, politiques, culturelles…
Le Coran, la modernité et l’ijtihad par Tareq OUBROU
«SHARIA DE MINORITÉ» : RÉFLEXION POUR UNE INTÉGRATION CANONIQUE DE L’ISLAM EN « TERRE LAÏQUE ».