INTRODUCTION
L’islam (avec «i» minuscule) comme spiritualité et l’Islam (avec «I» majuscule) en tant que civilisation et Empire, étaient pendant des siècles et depuis sa naissance une seule entité. Mais tout a basculé lorsque le système théologico-politique califal fut définitivement défait. Beaucoup de facteurs endogènes ont contribué à l’effritement de ce qui restait encore de l’homme malade de l’Europe : des oppositions ethnico-politiques comme le nationalisme Arabe ; et politico-religieuses comme le wahhabisme. Le colonialisme européen séculier en était également un facteur important. Affaibli, l’Empire Ottoman fut définitivement achevé puis démembré en plusieurs pays séparés par des frontières après la décolonisation et en plusieurs nations vivants sous des régimes politiques différents mais tous non démocratiques : royaumes, sultanats, émirats ou républiques.
Ce fut la fin d’une histoire où la notion de « la communauté musulmane religieuse» se confondait encore à celle de « la communauté musulmane politique ». Aujourd’hui encore la pensée théologico-politique et juridique musulmanes n’arrive pas à s’en défaire, incapable de trouver un nouveau paradigme qui répondrait à la nouvelle configuration géopolitique où la notion de la Umma islamique est désormais découplée de fait de la notion de l’État-nation.
L’archéologie de cette « consubstantialité » entre la religion et l’État remonte aux origines de l’islam. Mohammed était le Prophète et le chef politique d’une Cité. Ce n’est pas une première dans l’histoire du monothéisme. Bien avant lui des prophètes de la Bible ont concentré ces deux pouvoirs en leur propre personne. Mais contrairement à Moïse et à Jésus, pour ne citer que ces deux grandes figures bibliques, le Prophète de l’islam a pu assister de son vivant à la victoire de sa mission et à la naissance d’une grande nation[1]. Ce fut d’une certaine manière l’accomplissement de l’autre promesse faite à Abraham[2].
Comme pour Moïse et Jésus, la tâche du Prophète n’était pas facile. Après avoir vécu pendant les premières treize années de son apostolat dans l’oppression et la persécution, il quitta La Mecque. On parle de la Hijra (migration), un évènement qui inaugura le calendrier musulman. Ce fut une libération pour l’islam et les musulmans. Ils furent accueillis par Médine, une ville située à 450 Km environ de La Mecque. Deux grandes tribus Arabes y étaient dominantes : Aws et Khazraj. Elles prêtèrent au Prophète une double allégeance (bay‘at) : religieuse en tant qu’Envoyer de Dieu ; et politique, pour le protéger de ses ennemies mais aussi dans l’espoir de mettre fin aux conflits qui les déchiraient. Il y avait à Médine une importante présence juive, dont une partie était alliée à la tribu Aws, l’autre à la tribu Khazraj.
Contrairement aux deux tribus Arabes médinoises polythéistes, lesquelles se convertirent rapidement à l’islam, les juifs préférèrent garder leur religion à quelques exceptions près. Le Prophète fit immédiatement rédiger une « Constitution » en plusieurs articles signés par toutes les composantes ethniques et religieuses de Médine. Un de ces articles stipule que les musulmans et les juifs constituent une seule communauté, Umma : aux musulmans leur religion et aux juifs la leur[3]. La notion de Umma prend plusieurs sens dans le Coran. Dans cet article, elle est entendue dans le sens politique. Il s’agit donc d’une communauté de destin ou d’une communauté nationale, dirions-nous aujourd’hui. Nous pouvons d’ores et déjà parler d’un Etat « protolaïque » et d’une citoyenneté universelle, mais embryonnaire.
La Mecque poursuivit ses hostilités contre le Prophète, mobilisa toutes les tribus polythéistes d’Arabie. L’objectif déclaré était d’éradiquer la religion et la communauté naissantes à Médine. La Mecque soulignons-le était le centre religieux du polythéisme d’Arabie, gouvernée par la propre tribu du Prophète : Quraïche.
Tous les convertis d’Arabie, notamment les mecquois devaient rejoindre le Prophète à Médine pour fuir les persécutions et pour venir apprendre leur religion et soutenir le Prophète.
Toutes les composantes de Médine y compris juives s’engagèrent à défendre la « cité-Etat ». Avec l’évolution des événements, il y eut des conflits internes au sein de Médine avec les juifs, entre autres, accusés de ne pas respecter les engagements politiques qu’ils avaient signés : en se désolidarisant de leur anciens alliées historiques, les tribus d’Aws et de Khazraj, d’être complices des tribus polythéistes Arabes et d’affaiblir ainsi Médine.
Malgré les tensions avec les juifs, le Prophète a déclaré que : « Celui -le musulman- qui verse le sang d’une personne non musulmane vivant en paix avec les musulmans (mu‘âhid) ne verra pas le Paradis ». Cette menace eschatologique, on ne peut plus redoutable, mettrait en péril le Salut de l’âme du musulman s’il touchait à un non musulman innocent, notamment juif, puisque qu’il s’agit essentiellement de juifs à Médine à cette époque. L’islam fixa alors le statut du dhîmi, protégé, ou «mu‘ahid »[4] dont bénéficiait les « Gens du Livre » (ahl al-kitâb), juifs et chrétiens, et qui sont considérés comme faisant partie de la communauté politique nationale.
Après la mort du Prophète, toute une littérature juridique médiévale classique se développèrent autour du statut de « dhimî ». Il s’agit d’une citoyenneté inachevée, vu l’univers et la culture politiques de ces époques. Cependant le statut a pris des définitions multiples selon les courants juridiques. Une certaine conception se rapproche étroitement de la doctrine moderne de la citoyenneté. En effet, il y a un avis qui considère que le juif ou le chrétien qui participe à la défense de la nation n’a pas à payer cet impôt spécifique appelé «al-jizia », lequel impôt soulignons-le était beaucoup moins important que la zakat que donne le musulman, et dont les minorités religieuses sont bénéficiaires.
La philosophie de cet impôt lié à la dhimitude est résumée par cette règle canonique qui dit que : « Pour la défense de la nation, les musulmans versent leur sang et les minorités versent un impôt». Cette règle au fond vise à ne pas gêner le juif ou le chrétien en l’obligeant à participer à la guerre pour défendre au prix de sa vie une nation qui est majoritairement non juive ou non chrétienne. Une sorte d’objection de conscience de fait. Nous comprenons dès lors pourquoi cette même doctrine juridique considère que le musulman qui refuse de s’engager dans le service militaire doit payer le même impôt que donne un «dhimmî». Cet impôt ne concernait que les hommes en capacité d’accomplir le service militaire -les femmes, les vieillards et les handicapés en étaient exemptés-. Il faudrait dire ici en passant que les guerres menées par la Umma étaient défensives et séculières d’ordre géopolitique, dans le sens où elles ne visaient pas à imposer la religion, mais défendre les intérêts de la nation et sa souveraineté y compris ceux des minorités non musulmanes. En effet, le consensus canonique omnium (Ijmâ‘e) énonce que : «Si une minorité -juive ou chrétienne- est menacée par un ennemi, tous les musulmans, hommes et femmes, doivent la défendre au prix de leur bien et de leur sang, même s’ils -les musulmans- devraient tous périr ». Ici nous voyons bien que les notions de djihad et de martyr ne signifient pas uniquement une guerre ou une mort pour défendre l’islam et les musulmans mais aussi pour défendre la justice universelle et de se sacrifier pour des non musulmans.
Ce concept de «dhimitude» relève d’une certaine théologie politique qui visait au départ à mettre à l’abri les juifs et les chrétiens des conversions forcées et de leur garantir la dignité humaine. Malgré son aspect humaniste, il fut souvent mal interprétée et mal appliquée. Des exactions ont été commises au cours de l’histoire musulmane à l’égard de ces minorités, lesquelles exactions et injustices étaient souvent d’ordre économique et politique.
Depuis que l’islam a bâti une civilisation, les chrétiens d’Occident -sauf une partie vivant dans l’Espagne musulmane- avaient toujours leur territoire, leur civilisation, leur Roi, leur Pape, leur Empire, etc. Par contre les juifs d’Orient comme d’Occident n’ont connu qu’une situation de minorité, vivant parfois dans des ghettos fermés et dans l’humiliation.
Cette image du juif minoritaire est restée de manière gravée ou subliminale jusqu’aujourd’hui dans la conscience collective des musulmans, qui estiment en même temps qu’ils n’ont pas commis à l’égard des juifs un antisémitisme comme celui qui s’est développé en Europe et qui a abouti au projet nazi monstrueux de l’extermination totale des juifs de manière industrielle. Une première dans l’histoire de l’humanité.
Pour l’Europe, l’Etat d’Israël est une consolation, une absolution de la Choa, laquelle depuis est devenue désormais son «deuxième péché originel ». Les Etats-Unis d’Amérique n’ont pas de dette particulière envers les juifs. Leur soutient à l’Etat d’Israël pourrait s’expliquer à ce titre par des raisons utilitaristes : géopolitique stratégique et géothéologique messianique[5].
Quant au monde musulman, notamment le peuple Palestinien, lui, a plutôt l’impression de subir les conséquences d’une histoire à laquelle il n’a pas contribué et de devoir payer une faute à la place du responsable.
On comprendrait dès lors l’ampleur du séisme mental que pourrait provoquer dans la conscience musulmane l’Etat d’Israël qui se qualifie comme un « Etat juif » où des musulmans -et des chrétiens- doivent vivre dans une condition de minorité, une « dhimmitude inversée », après avoir chassé de leur territoire une partie de la population palestinienne, notamment musulmane, qui y vivait pendant des siècles.
On peut parler ici d’un vrai renversement de l’Histoire que beaucoup de musulmans ne sont pas prêts à réaliser ni à accepter.
Bref, cette histoire est celle de deux victimes.
À cette question très sensible, je vais essayer de répondre mais avec la distance d’un théologien. En effet, une occasion m’est offerte pour affronter une problématique herméneutique incontournable : Comment lire le Coran après L’État d’Israël ?
C’est sous le regard d’une « théologie de la réalité » que j’aborderai alors les deux questions : de la terre et du pouvoir.
Le sujet étant très vaste et complexe que je voudrais le sérier dans deux problématiques : l’histoire et la sécularisation.
[1] Coran, Sourate 110 : «La victoire».
[2] Genèse, Verset 17-22.
[3]Ibn-hicham , Sirat, édition « al-kunûz al-adabiyya » ; tome 1; p. 503.
[4] C’est l’autre non de dhimmî, qui signifie le « pactisant » : celui qui s’engage à vivre en paix avec les musulmans.
[5] On comprendrait pourquoi l’USA avait refusé, par une législation restrictive de l’immigration entre 1928 et 1948, d’accueillir les victimes de la judéophobie européenne.
La vocation de la terre sainte – Tareq Oubrou – Editions Jésuites 2014- p207 à 2012