Nous l’avions mentionné dès notre introduction, l’islam contrairement au christianisme, n’a pas pu se développer dans son univers une quelconque philosophie ou science de l’Histoire qui aurait pour entreprise de prédire -et par conséquent conditionner indirectement- notre devenir vers le sens de la réalisation de la perfection de notre espèce. Dans l’histoire du savoir musulman aucun philosophe aucun scientifique n’avait pris la fonction et le savoir d’un Prophète en les sécularisant. Pour deux raisons : la notion de la Révélation de Dieu n’a sanctifié aucune histoire linéaire ; parce que les circonstances historiques et civilisationnelles au sein de l’univers islamique ne l’ont pas tout simplement permis, puisqu’il n’a pas assisté ni contribué à la modernité et au développement à tous égards : culturel, technologique, scientifique, économique, civilisationnelle, politique….
Cependant l’élan épistémique occidental en ce domaine s’est inscrit dans l’inertie de ce procursus d’Augustin vers le Royaume de Dieu qui a continué jusqu’au progrès hégélien, dans la conscience de la liberté et jusqu’à l’attente, chez Marx, d’un royaume terrestre de la liberté, une théologie de l’histoire vidée en définitive de son sens chrétien.
Une certaine philosophie de l’Histoire est née avec la prétention de savoir le plan du salut et qu’à son point extrême il en a résulté la prétention de savoir ce qui advient dans l’Histoire, de connaître son ordre, de la même manière que la science de la nature connaît, de son côté, ce qui s’est produit et ce qui advient dans la nature. À partir d’un tel savoir, prédire, planifier et faire deviennent possibles. Popper qualifia d’historicisme cette vision linéaire et prédictive qu’il réfuta catégoriquement, à juste titre, dans son ouvrage « misère de l’historicisme ». Le darwinisme, comme théorie de l’évolution biologique, participe aussi et d’une certaine manière de ce paradigme du progrès, comme l’avait noté F.Hayek, dans sa thèse[1] où il défendît l’idée que ce sont les sciences sociales qui influencèrent le darwinisme et pas le contraire. Pour cette raison Popper la qualifia de cadre métaphysique de recherche et refusa de lui donner le statut de théorie scientifique. La figure de l’utopie politique apparaît aussi comme le terme ultime de la sécularisation de la philosophie chrétienne de l’Histoire. Son livre, « Histoire et Salut » constitue en quelque sorte l’application du « théorème de la sécularisation » énoncé par Carl Schmitt.
Cette inertie portée vers un futur explique pourquoi les historiens modernes ne se contentent pas de poser la question : comment cela s’est produit ? Mais pose aussi la question comme Tocqueville dans son introduction à la Démocratie en Amérique : « Où allons-nous donc ? ». Cette question habite l’esprit occidental.
En effet, la confiance chrétienne en un accomplissement futur s’est certes perdue pour la conscience moderne, mais la vision de l’avenir en tant que tel est demeurée dominante. Elle a pénétré toute la pensée occidentale, appelée improprement -à mon sens- « postchrétienne », et toute préoccupation touchant à l’histoire, son pourquoi, son sens et son but. Ce ne sont pas seulement la philosophie du progrès radicalement profane de Condorcet, de Saint-Simon, de Compte et de Marx qui sont « eschatologiquement » motivées par l’avenir, positif, mais tout autant son renversement dans les théories d’un déclin qui progresse négativement. Dans cette ambivalence, le fatalisme du progrès actuellement régnant tient le milieu entre les deux. Dans les deux cas, on reste dans deux visions sécularisées du messianisme, dont l’une prédisait l’apocalypse, l’autre annonçait des jours meilleurs.
Malgré les critiques de cette vision linéaire et les retournements imprévisibles et inattendus du mouvement de l’Histoire et le paradigme de l’indéterminisme qui commence à gagner toutes les disciplines du savoir contemporain, désormais postmoderne, certains continuent encore à maintenir cette vision prophétique en annonçant « la fin de l’histoire » comme Francis Fukuyama ou un « choc des civilisations » comme Samuel Huntington.
Or on sait qu’aujourd’hui en matière du savoir humain on est loin des certitudes, même en sciences dites exactes. Nous devenons de plus en plus des socratiques. En effet plus le savoir scientifique et technoscientifique avance plus on découvre des zones abyssales de notre ignorance. La crise épistémologique a touché tous les domaines du savoir humain contemporain : les mathématiques avec le théorème d’incomplétude et d’indécidabilité de Gödel qui remet en cause le statut des mathématiques en tant que science exacte ; la physique quantique qui remet en cause le déterminisme de la physique classique, avec, en autres, son principe d’incertitude. Si les sciences exactes sont dans ce domine prédictif en totale crise que dire alors des sciences humaines.
L’histoire totale est donc une mission impossible. On ne peut comprendre les événements qu’après coup, pas avant. Tous les esprits qui se sont engagés à cerner sa complexité, ses dimensions et ses multiples strates n’ont abouti à rien. Ceux qui l’ont réduite à une discipline scientifique ou à une idéologie politique ont finit par élaborer des systèmes totalitaires sous le prétexte d’assurer un bonheur aux peuples. Un bonheur devenu obligé, assuré par les hommes pour les hommes, et même contre leur grès.
L’erreur viendrait alors de ce mélange des genres et la confusion entre les répertoires de l’Histoire d’une part et la théologie, la philosophie, les sciences exactes ou la morale d’autre part.
Tout ce que nous pouvons faire c’est d’agir d’une façon juste au niveau de notre réalité présente. Le passé est passé, l’avenir reste inconnu. Nous sommes rendus à cette modeste condition. Et c’est dans cette perspective que se situe justement la concentration du temps dans le présent.
Or notre présent aujourd’hui est marqué par une diversité qu’il faudrait gérer, et qui est l’une des grandes révélations de notre humanité postmoderne. C’est à ce niveau que l’appel du Coran reste d’une actualité criante. Il consiste à souligner que jamais l’humanité ne sera homogène en matière culturelle ou dans le domaine des convictions philosophiques et religieuses. « Si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté [2] ». Toute entreprise de conversion de l’autre à ses propres convictions, à sa propre civilisation, à ses propres valeurs et vérités est impossible. Toute tentative d’uniformisation de notre humanité est contre le Destin de Dieu, contre Sa volonté. Il y a ici matière pour un fatalisme éclairé qui prend l’histoire telle qu’elle se présente. À ce titre nous avons plus besoin d’une théologie de la réalité qu’une théologie de l’histoire.
[1] dans son livre « Droit, législation, liberté ».
[2] Coran (5, 48).
Tareq Oubrou – Vision musulmane eschatologique.