mardi, décembre 3 2024

Comme pour beaucoup de pratiques musulmanes, l’attitude vestimentaire, notamment féminine, fait l’objet d’une polémique à cause d’un amalgame entre le sens (cacher la nudité) et le signe (le vêtement), entre le répertoire de l’éthique, qui adapte l’expression de la religion à la culture environnante, et celui du culte, qui reste invariable – avec les cinq prières canoniques (salât), le pèlerinage (hajj) et le jeûne (sawm). Il convient de mettre un peu d’ordre dans cette confusion sémantique.

Le hijâb (voile)
La notion coranique de hijâb a été déviée de son sens originel, puisqu’elle était initialement réservée aux seules épouses du Prophète, qui ont le statut de mères de tous les croyants[1]. Le Coran leur demande ainsi de garder une distance avec les hommes et de ne leur parler qu’à travers un hijâb[2]. Il leur demande aussi de ne pas sortir de leur maison[3]. Ce qui est intéressant, c’est que cette disposition n’a pas été appliquée à la lettre par les femmes du Prophète : ainsi, Aïcha est allée jusqu’à conduire une guerre militaire pour punir les assassins d’Othman, le troisième calife. Cependant, elles ont toujours respecté l’esprit du verset du hijâb en conservant une distance symbolique avec les hommes. Lorsqu’elles étaient dehors, elles cachaient leur visage, de même que pendant le pèlerinage, alors qu’il est exigé des femmes qu’elles découvrent leur visage pendant le rite. Les autres femmes musulmanes n’ont pas à imiter les épouses du Prophète ; ce serait même un manque de respect à leur égard, compte tenu de leur statut particulier[4].

Le khimâr
Le khimâr désigne une couverture utilisée par tous à l’époque coranique, y compris par les hommes, qui la portaient en turban. Le Coran demande simplement aux femmes musulmanes de rabattre sur leur poitrine un pan de ce tissu qui couvrait leur tête afin de cacher leurs seins aux regards[5]. En définitive, il s’agit d’un geste banal, dicté par une pudeur élémentaire.

Le jilbâb
Selon les circonstances historiques (asbâb an- nuzûl)[6], le Coran demande aux femmes de mettre un jilbâb la nuit avant de sortir pour satisfaire leurs besoins naturels (les toilettes étaient situées à l’extérieur des maisons) et se protéger des voyous[7]. Omar avait compris que ce verset ne concernait que les femmes libres ou nobles. C’est pourquoi il interdisait aux esclaves de porter le jilbâb[8]. Un tel code vestimentaire existait déjà dans des traditions plus anciennes, permettant de distinguer la femme noble ou mariée de la femme esclave ou célibataire. Dans cette culture, les esclaves, chargées des travaux domestiques, devaient être plus mobiles, donc moins habillées, que les femmes libres, lesquelles n’avaient même pas l’obligation morale d’allaiter leurs enfants – elles les confiaient à des nourrices[9]. Le savant réformiste Tâhir ibn ‘Âshûr, soulignant cette distinction entre le sens et le signe, a dit : « Les peuples dont le jilbâb n’est pas l’habit traditionnel ne sont pas concernés par cette prescription coranique[10]. »

Détournements de symbole

Il est fréquent de rencontrer des femmes portant le hijâb concomitamment avec des vêtements très moulants ou transparents et tout en étant maquillées de manière exagérée. On peut parler là d’un vrai détournement de symbole et se demander : où est la pudeur ? De même, chez les femmes qui portent des habits très amples les couvrant totalement et laissant apercevoir uniquement leurs yeux, l’intention n’est- elle pas finalement de se cacher pour mieux se montrer ?

Le principe d’un habit moral est de prendre une forme qui respecte les coutumes vestimentaires de la société dans laquelle on vit. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le hadith du Prophète qui interdit l’habit attirant et ostentatoire (libâs ash-shuhra[11]) rompant avec les codes de la culture en place. Un autre hadith parle des femmes qui sont parfaitement habillées mais moralement nues, et donc impudiques[12], ce qui indique que la pudeur réside dans une attitude et un comportement plus que dans un vêtement. Le malentendu vient souvent d’un transfert de symbole d’une religion ou d’une culture à une autre. C’est ce qu’on a pu voir en France lors de l’affaire du « voile islamique ». Elle a déclenché un délire politico- médiatique auquel ont contribué des leaders musulmans ignorants des codes d’une société sécularisée qui interprète les signes religieux à travers le prisme de sa tradition judéo- chrétienne.

Dans cette lecture, le voile renvoie à la soumission de la femme. Or, pour les musulmans, il s’agit en réalité d’une soumission à Dieu. Il règne sur cette question une incompréhension totale. Ainsi, il ne vient à l’esprit d’aucune femme musulmane observant cette pratique qu’elle le fait par obéissance au mari, au père ou au frère. Ceux qui ont cette perception partent d’un a priori culturel chrétien. En effet, dans la tradition chrétienne paulienne, le voile signifie la subordination de la femme à l’homme. C’est Paul de Tarse[13] qui, pour la première fois dans l’histoire monothéiste, a introduit cette symbolique de soumission dans la religion. Elle perdure jusqu’à aujourd’hui : la mariée porte un voile sur la tête, notamment lors de la cérémonie à l’église. Ce geste signifie que le mari est le chef. D’ailleurs, jusqu’à une date encore récente, le maire, lors de la cérémonie laïque, rappelait que l’homme est le chef de la famille. quant aux prescriptions vestimentaires du Coran, elles ne font aucune allusion à une quelconque subordination de la femme à l’homme ni à un rapport cultuel avec Dieu. Il s’agit d’une simple pudeur sociale qui prend en considération la coutume vestimentaire d’alors. Les musulmans qui lui donnent une dimension cultuelle commettent une aberration aux yeux du droit canon musulman (fiqh), car c’est introduire dans le culte quelque chose qui n’en fait pas partie.

[1]. Coran (33:6).
[2]. Coran (33:53).
[3]. Coran (33:33).
[4]. Coran (33:32).
[5]. Coran (24:31).
[6].Jalâl ud-Dîn as-Suyûtî, Ad-Dur al-manthûr, Beyrouth, Dâr al- fikr, 1983, t. 6, p. 659.
[7]. Coran (33:59).
[8]. Jalâl ud-Dîn as-Suyûtî, Ad-Dur al-manthûr, op. cit., p. 660.
[9]. Coran (65:6).
[10]. Tâhir ibn ‘Ashûr, Maqâsid ash-sharî‘a, Ash- sharika at- tunisiyya litawzî‘, 1978, p. 91.
[11]. Sulaymân Abû Dâwûd via Sharîk, Sunan Abî Dâwûd, Beyrouth, Dâr Al- Jinân, 1988, t. 2, n° 4029-4030, p. 441.
[12]. Muslim via Abû Hurayra, in Sharh Sahîh Muslim de Nawawî, Beyrouth, Dâr al- kutub al- ‘ilmiyya, non datée, t. 7, partie 14, n° 2118, p. 109.
[13]. Le fondateur du christianisme tel qu’il est devenu après Jésus. C’est lui qui a fait sortir le christianisme de la loi juive, alors que Jésus l’observait.

Ce que vous ne savez pas de l’islam – Tareq Oubrou – edition Fayard 2016- p165/168

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