Toute mécréance est une incrédulité, mais toute incrédulité n’est pas forcément une mécréance. Qu’est-ce à dire ? Théologiquement, il y a une incrédulité due à l’ignorance (jahl) et une incrédulité due à l’arrogance (juhûd). Il y a ceux qui cherchent et n’ont pas trouvé et ceux qui sont convaincus qu’il n’y a rien à chercher. Il y a aussi ceux qui sont incroyants par orgueil, tels les incrédules contemporains des prophètes, comme l’explique le Coran : « Nous savons que cela t’attriste [le Prophète], ce qu’ils disent [sur toi].
Or ils ne croient pas vraiment que tu es menteur, mais ce sont les signes [le Coran] de Dieu que les injustes renient[1] » ; « Ils les [miracles de Moïse] nièrent injustement et par orgueil, alors qu’ils étaient certains que c’était la vérité[2]. » Dans le premier cas, c’était les Quraychites, tribu de Mahomet ; dans le second, c’était Moïse avec le pharaon et son peuple. La mécréance est une notion liée au moment de la révélation. Quand le Coran condamne le kufr, c’est la mécréance qu’il condamne, laquelle n’est qu’une incroyance par obstination malgré la flagrance des preuves qu’apporte un prophète. L’autre kufr qui n’est pas condamnable, c’est celui de l’incroyance, involontaire, par erreur, par ignorance, ou même par incapacité de discernement.
Les théologiens parlent de la période d’interruption (fatrat) de la révélation. Elle a un statut théologique particulier. Les gens qui vivent durant cette période et qui sont incroyants ne sont pas qualifiés de mécréants, car ils n’ont pas renié un prophète. Car ils ne l’ont ni rencontré ni connu. Soyûtî a établi toute une épître pour défendre l’innocence des parents du Prophète, morts avant de connaître l’islam. Pour lui, comme pour beaucoup de théologiens, ceux-ci n’étaient pas mécréants. Il a déployé tout un argumentaire pour signifier que la fatrat, période où il n’y a pas de prophète, ne connaît pas le statut théologique de mécréant, notamment entre Jésus et Mahomet[3].
C’est d’ailleurs pour cette raison que la période préislamique est qualifiée de « temps d’ignorance » (al-jâhiliyya) et non de « temps de mécréance ». Malgré l’ingéniosité de ses arguments, Soyûtî n’a pas étendu cette période de fatrat à l’époque postérieure au Prophète, qui est aussi une interruption définitive de la révélation, puisqu’il n’y a pas plus de prophètes après le Prophète. Le mécréant, pour nous, est celui qui renie un prophète, lequel est un homme dont la véridicité et la rectitude morale sont avérées.
Ce statut théologique ne concerne que celui qui a vu directement les miracles et qui choisit de ne pas y croire, en connaissance de cause, et ce, uniquement par orgueil. Quant à celui qui ne reconnaît pas le Prophète par incapacité ou par manque de discernement, même à l’époque du Prophète, il ne peut être qualifié de mécréant. Nous avons vu que le Prophète lui-même a douté de sa propre prophétie avant de s’assurer qu’il l’était vraiment. Nous avons également l’exemple d’une personne qui s’appelle Ibn-Sayyâd, vivant à Médine à l’époque du Prophète. Celui-ci prétendait que lui aussi avait reçu la révélation. Il était en contact avec des esprits.
Le Prophète lui demanda alors s’il reconnaissait sa prophétie. Il lui attesta effectivement qu’il était le Prophète des analphabètes (umiyyûn[4]), uniquement. Ibn-Sayyad à son tour demanda à Mahomet de le reconnaître comme prophète au même titre que lui. Mahomet se contenta de répondre simplement qu’il croyait en Dieu et en tous ses prophètes. Ce cas est problématique, car prétendre être prophète en présence du Prophète alors qu’il est indiqué qu’il est le dernier des prophètes[5] aurait mérité une excommunication directe.
Ce que le Prophète n’a pas fait. Il est resté perplexe. Il demanda à ses compagnons de le laisser tranquille, car il était dans une confusion, a-t-il expliqué[6]. Être dans la confusion pour une raison ou une autre ne signifie pas que la personne est mécréante, même si elle a rencontré le Prophète. En effet, il y a des incroyants honnêtes qui n’ont pas eu l’occasion ni de raison pour croire. Autrement dit, la mécréance est une faute morale, alors que l’incroyance relève d’une erreur intellectuelle, mais légitime. Et d’ailleurs, le fait de ne pas chercher la vérité ne peut être systématiquement considéré comme une faute morale.
Il n’est pas obligatoire de se poser la question s’il y a ou non un dieu derrière ce monde. C’est par exemple le cas des gens de culture ou de religion qui sont dans des systèmes de croyance, où la notion d’un créateur n’existe pas ni la notion d’un commencement du monde ni celle de principe de causalité, etc. Ce serait leur demander l’impossible. Or, il est une règle universelle confirmée par un principe théologico-canonique qui relève du bon sens et qui stipule qu’à l’impossible nul n’est tenu[7].
1. Coran (6, 33).
2. Coran (27, 14).
3. Jalaluddin Soyûtî, Al-Hâwî lil fatâwâ, épître no 67 : masâlik al-hunafâ fî wâliday al-mustafâ, Dâr al-Kutub al-‘Ilmiyya, Beyrouth, [s. d.], t. II, p. 202-232.
4. Qualificatif coranique qui désigne les païens arabes, le peuple du Prophète.
5. « Mahomet n’a jamais été un père de l’un de vos hommes, mais le messager de Dieu et le dernier des prophètes […] », Coran (33, 40).
6. Bukhârî via Abdullah ibn Omar, Fath al-Bârî d’Ibn-Hajar, Dâr al-Fikr, Beyrouth, 1991, t. XII, no 6173, p. 199-200.
7. En arabe : lâ taklifa illâ bi mâ yutâq.
Appel à la réconciliation : Foi musulmane et valeurs de la République française – Tareq Oubrou – Édition Tribune Libre Plon 2019 – p168 – 172