C’est la dimension intérieure de la pratique musulmane (al-bâtin). On l’appelle al-haqîqa qui, étymologiquement, signifie la Vérité. Dans le langage des soufis, elle est la voie spirituelle et morale qui mène à la vérité de Dieu par la perception gnostique intérieure (al-ma‘rifa) qui transforme les éléments de la doctrine de l’Unicité des Noms et Attributs divins (tawhîdu al-‘asma’ wa es-sifât) en vécu intérieur, en évidence existentielle. On peut appeler « théologie mystique » la science qui s’en occupe. Sa première démarche consiste à élaborer des méthodes spirituelles et des techniques comportementales qui aident le novice (el-murîd) [1] à se conformer aux normes cultuelles et morales de la sharia. C’est ce qu’on appelle at-takhalluq. C’est un préalable au deuxième degré initiatique qui vise à atteindre intérieurement l’union mystique, toujours à travers la sharia (les adorations cultuelles et les exigences morales) pour parvenir à la certitude (al-yaqîn) ou à l’accomplissement (al-ihçân), pour employer le terme d’un hadith [2].
Le but ultime de cette expérience intime de l’Incommensurable est de parvenir à la réalisation intérieure des Noms et Attributs divins selon une démarche pratique orientée par la sharia, définie par la doctrine (al-‘aqîda), par le dogme de l’Unicité (at-tawhîd) notamment. Contrairement à la théologie spéculative on raisonne ici en termes de connaissance sensible, par la saveur, grâce à une approche « gustative » (al-ma’rifa edh-dhawqiyya), contemplative, sans dialectique ni discours. L’expérience mystique est donc un complément de la raison ; plus encore, la raison à cet égard n’est qu’un moyen de fortune, nécessaire mais pas suffisant, pour un long chemin dont sont dispensés les élus (al-awliyâ’), qui peuvent accéder aux raccourcis royaux de la sainteté. Néanmoins la connaissance mystique est inexorablement individuelle, subjective. Elle ne concerne ni ne convainc que ceux qui en sont sujets, et se vit en société. En effet on a tendance à désigner le gnostique (al-‘arif) par « l’homme présent absent », c’est-à-dire l’homme qui, tout en vivant au cœur de la cité, conserve continuellement ses pensées attachées à Dieu, c’est donc un existant distant (al-‘ârifu kâ’inun ba’in). Le souci constant du mystique est d’éviter de transformer les multiples expériences de la vie spirituelle en habitude, en mécanismes réflexes ou en a priori. Si nous acceptons d’avoir une pratique cyclique (les cinq prières par exemple), ce n’est pas par automatisme, ni par routine, ni uniquement par obéissance dogmatique inconsciente, mais parce qu’on a conscience que c’est le geste le plus approprié, tenant compte des circonstances. Ainsi même s’il existe des normes et des règles de la sharia, le domaine de la créativité et du renouvellement doit rester ouvert. Cette pratique reste comme les autres domaines de l’islam exposée à un certain mimétisme (taqlîd). Comme le canonisme elle demande une redéfinition d’un ensemble de comportements soufis adaptés à notre époque et à notre condition. De la même manière que nous essayons de définir la sharia et la théologie au-delà de la scolastique canonique et théologique (al-madh-habiyya), nous pensons que le soufisme existe aussi au-delà du confrérisme (at-turuqiyya). À cet égard, avoir un maître (cheîkh) ne signifie pas forcément être dans une tarîqa. Rappelons que contrairement à ce que pense grand nombre de musulmans, la connaissance du soufisme appartient aux sciences musulmanes légales (shar’iyya) et dont les bases ont vu le jour à l’époque des Compagnons du Prophète et de leurs disciples [3].
Il faut noter qu’il y a un rapport entre la sharia et la mystique. Un de ces aspect ce que les principologistes appellent « la preuve –canonique- par inspiration » (dalâlatu al-ilhâme) [4] comme prolongement de la Révélation et de la prophétie. Ici la connaissance est foi. Et la foi est amour, une passion juste, un désir moteur de la connaissance qui, même si on s’efforce de l’obtenir, ne saurait être totalement acquise par les seules forces naturelles de notre esprit, notre raison. Elle appelle une aide divine, une grâce surnaturelle, supra-naturelle, supra-rationnelle. D’où la place centrale donnée à la prière (salât), l’invocation (du‘â), la méditation et d’autres pratiques spirituelles comme entrée en relation intérieure, sensible, mais aussi pratique et effective avec Dieu. Car la Révélation et ses enseignements sont pour qu’ils soient d’abord entendue et obéie. Cette démarche que l’on peut qualifier de gnoséologie, même si le terme n’effraie d’aucuns, rien avoir avec un quelconque occultisme obscur et délirant. Elle repose sur un rapport à la Révélation comme Parole enseignante de Dieu, par une profonde écoute et dont découle une pratique exigeante exotérique (celle du corps) et ésotérique (celle du cœur et de l’âme), dans la confiance et l’intelligence. C’est-à-dire une confiance qui n’exclue pas les interrogations sans lesquelles la foi elle-même ne peut évoluer. Certes, la raison humaine est nécessaire, mais parce qu’insuffisante, la Révélation vient proposer à l’Homme d’autres sources et d’autres modes de connaissance expérientielle et fruitive de Dieu issu d’un désir qui anime tout son labeur, qui ne divorce pas avec le rationnel, et qui exige la sainteté de la vie, la rectitude…
En effet, la pratique authentique des commandements produit une intelligence du cœur qui pourrait être source de connaissance en général [5] et de la connaissance canonique en particulier. Elle peut provoquer une Grâce secourable, une connaissance inattendue. Ce que les épistémologues appellent la sérendipité.
[1] Ce terme dans la terminologie soufie signifie celui qui manifeste la volonté d’entamer la voie mystique. Il tire sa légitimité des versets du Coran, 6, 52 et 18, 28.
[2]Omar rapporte : « Alors que nous étions avec l’Envoyé de Dieu qu’un homme nous est apparu (…) puis a demandé au Prophète : « informe moi au sujet de la perfection (el-ihçân) ? » (…) c’est répondit le Prophète, le fait que tu adores Allah comme si tu Le vois, et si tu ne Le vois pas, saches que Lui Il te voit… ». L’homme dont il s’agit est Gabriel venu sous forme humaine pour enseigner les Compagnons sur leur religion en posant des questions au Prophète tout en confirmant ses réponses. (Voir Mouslim via Omar d’après Mouslim bi charhi en-nawawy de l’Imam NAWAWY, t.1, partie 1, K.1, B.1, n°1 (8), Beyrouth, Edition Dâr el-koutoub el-‘ilmiyya, non datée, p.157-160 ; c’est une édition en neuf volumes avec un index.
[3] IBN-KHALÜN, Kitâbu el-‘ibar wa dîwânu el-moubtada’i wa el-khabar, t.1, p.516.
[4] ZARKACHÎ Mohammed, al-bahr al-muhît, authentifié par Omar Al-Achqar, édition non datée t.6, p.103-106.
[5] Coran (8, 29) et (41, 53).
L’Islam dans son unité tridimensionnelle : La Foi, la Loi, et la Voie
Ce texte est extrait d’une communication écrite de Tareq OUBROU ayant pour titre : « SHARIA DE MINORITÉ » : RÉFLEXION POUR UNE INTÉGRATION CANONIQUE DE L’ISLAM EN « TERRE LAÏQUE ».